François Schuiten, utopiste des temps modernes par Thierry Bellefroid

Thierry Bellefroid raconte la passion selon François Schuiten, une bible, un ouvrage de référence de 400 pages, une œuvre monumentale qui débroussaille la jungle de papier de ce bourreau de travail, qui structure ses passions diverses qui finalement s’imbriquent les unes dans les autres, telle une gigantesque toile d’araignée. Avec la donation de ses planches originales, la vente de ses originaux et cet ouvrage une page est tournée, mais Schuiten est toujours plus présent et plus actif que jamais, un Don Quichotte des temps modernes prêt à en défaire avec toutes les utopies, prêt à monter aux barricades de ses passions !
 
L’Horloger du Rêve
Collection Univers d’auteur – Casterman
400 pages
 zhr
Thierry Bellefroid face à un auteur aux facettes multiples :
L’Horloger du rêve a été fait à la demande de François. Il avait déjà eu des propositions du genre mais il m’a demandé de le faire, l’idée étant de parler à la fois de tous ses travaux et de tout emboiter, de démontrer que c’est un seul créateur, une seule démarche, ses scénographies, Hanovre (le pavillon de l’expo universelle), la BD, les spectacles, démarche que ne font pas les gens, tout compiler en un seul livre, de montrer l’ensemble de tous ses travaux. Car les gens ne savent pas les multiples talents de François ! En Belgique c’est différent parce qu’il est très suivi par les médias, la presse écrite, la télévision… Mais en France pas du tout, pour les Français Schuiten est un dessinateur, l’auteur des cités obscures. Il s’agit d’une vraie méprise sur l’ensemble du travail de François, et même beaucoup pensent qu’il est seulement dessinateur, ils ne connaissent pas son travail de coscénariste, croyant de Benoît Peeters est son scénariste et François sont exécutant.
François Schuiten n’aime pas être catalogué :
En France je suis catalogué comme dessinateur et non comme coscénariste que j’ai été pour Alain Goffin ou Anne Balthus, mais il m’arrive aussi d’être uniquement sur le scénario comme pour la Douce.
La bande dessinée construit un certain nombre de systèmes d’étiquetage difficiles à remettre en question, il y a des clichés, des réflexes… c’est dommage parce qu’aujourd’hui il faudrait inventer des nouvelles façons d’agencer une collaboration, comme le coaching, par exemple.
C’est cet état de fait qui a signifié ma collaboration avec Claude Renard, qui souffrait d’être catalogué comme scénariste, alors que nous faisions tout à quatre mains.
On est tous dans des tiroirs…
François Schuiten à propos de l’Horloger… :
Je voulais faire un livre, un objet, mais Thierry Bellefroid a compartimenté, structuré organisé. Je n’avais pas d’avis sur la chose, j’ai donné le matériel, je lui ai donné « tout le bazar », car c’était un matériel qui dormait, sans structure. Je n’y voyais pas clair, étant trop dedans. Thierry a saisit les forces de ce matériel et moi j’ai essayé de faire en sorte que cela fasse un livre dont je sois fier.
Thierry Bellefroid et les mousquetaires :
Le maquettiste-graphiste a joué un rôle très important, la scénographie a été faite à trois, la mise en scène a été faite à trois plus Benoit Peeters qui a été très présent, il a une mémoire phénoménale, il n’oublie rien, même des choses dont il n’était même pas acteur. Il connait pleins de choses sur François, c’est un disque dur permanent, un back up !
François Schuiten le versatile : 
J’accumule tout mais je n’ai pas de mémoire. Je passe de l’un à l’autre avec facilité, raconter des histoires, trouver l’esprit d’un projet, tout pénètre l’un dans l’autre comme mon projet de musée du rail : Trainworld a engendré la Douce. A force de me documenter, je me retrouve à faire un livre ! Tout est imbriqué, comme Taxandria qui débouche sur l’Eternel présent, pleins de livres nourris d’expériences d’expositions ou des expositions nourries à partir de livres ! C’est l’objet de l’Horloger : montrer la cohérence de tout cela, je passe de l’un à l’autre parce que ce ne sont pas des sujets complètement étanches.
A propos de la Filiation Schuiten :
Non ce n’est pas pareil, ce livre m’a valu beaucoup d’ennuis, il posait un nombre de problèmes intéressants, avec mon frère je voulais rendre hommage à mon père, mais j’aurais voulu que l’auteur prenne plus de recul, il est entré dans des détails qui ont mis la famille en émoi, c’est un livre qui a laissé des traces !
Thierry Bellefroid commente :
J’ai aussi commencé par une partie biographique mais en choisissant de ne raconter que les choses signifiantes par rapport à ce qui allait venir après, cela ne parle ni de son enfance ni des petites péripéties familiales.
Après la biographie, je raconte d’autres choses
François Schuiten intervient, à propos du projet titanesque de l’exposition universelle d’Hanovre :
Ce sont des aventures artistiques au cours duquel il y a des enjeux parfois considérables et c’était passionnant de rendre cela et Thierry s’est adossé à le faire, démontrer que des projets artistiques sont passionnants dans tout ce qu’ils impliquent comme problèmes. Quand on entre dans la mécanique de ces projets on en apprend plus, quand on raconte comment un disque s’est fait, tous les enjeux, les difficultés, on apprend énormément sur la collaboration. Nous avons fait le livre qu’on aurait aimé découvrir.
François Schuiten et ses auteurs favoris :
Oui dans l’Horloger j’ai rendu hommage à Chaland, à Franquin car n’aimer que son style c’est triste. J’admire Chaland, j’ai du Krazy Kat, du Reiser, j’adore Franquin, surtout son sommet : QRN sur Bretzelburg, car c’est un ouvrage où il se passe quelque chose de troublant : il entre en dépression. Il y aura un avant et un après ! Franquin va de son lit à sa table de dessin pour dessiner Gaston, il est cassé, il faudrait faire un roman sur QRN, j’aime bien les livres très concentrés sur une problématique. Il y a cette très belle collection sur Hergé, on pourrait avoir la même chose sur Franquin !
A propos de sa vente aux enchères :
J’ai donné toutes mes planches de tous les albums, soit 1200 pages à l’Etat belge, en France… Je sentais que j’avais dessaisi mes enfants alors c’était important que je fasse un geste fort pour eux. J’ai réuni trente illustrations qui sont en dehors de la BD, 30 originaux qui de toute façon leur étaient destinés, vendus pour les aider.
D’abord au début mes originaux n’étaient pas très cher, ils ne valaient pas grand-chose mais maintenant les choses ont changé, mais je vends très peu…
Son musée du train :
Trainworld est en train de se construire, on bétonne, c’est un musée où il y aura pas mal de choses étonnantes. Il n’y aura pas de musée Schuiten, en tout cas ce ne sera pas moi qui le ferai, je suis plus heureux de mettre des locomotives en valeur… Quand il y a des expos sur mon travail je suis emmerdé, je suis scénographe pour un thème, pas pour mes planches, je l’ai fait au début mais cela m’a échappé.
« Son » palais de justice :
Je suis dans la fondation Poelaert qui va essayer de sauver le palais de justice. Il faut lui rendre sa vocation, il y a des tas d’espaces qui permettraient de réinsérer des tribunaux, les rénover correctement. C’est un bâtiment qui exprime les difficultés de cette ville, de ce pays, on a abandonné ce palais mais on a enrichi tous les propriétaires immobiliers aux alentours.
Thierry Bellefroid évoque Schuiten le passionné :
J’ai découvert énormément de choses que je ne connaissais pas quand François a ouvert ses tiroirs, qu’il m’a inondé de ses projets qui n’ont pas été jusqu’au bout, certains que je connaissais, d’autres que je ne connaissais pas, par exemple des projets avec Franco Dragone qui n’ont pas vu le jour. Ce qui est le plus étonnant c’est que tous les différents projets sont cohérents entre eux, que quelqu’un qui a la notoriété de Schuiten travaille souvent pour rien, il y a des projets avortés, refusés… C’est un passionné, il se lance dans des projets sans avoir la certitude du financement, il y voit de belles rencontres, c’est un artiste.
Imaginez que quand il a accepté en 2000 de travailler pour le pavillon des Utopies de l’expo universelle d’Hanovre, il ne savait pas qu’il devait s’engager par contrat à trouver la moitié des fonds !
Schuiten raconte la paternalisation de la bande dessinée :
Quand vous faites de la BD, on vous paternalise ! Longtemps on a protégé les auteurs, ne t’occupes de rien, tu dessines, on te sort pour des promos et pour des dédicaces dans des librairies. On a infantilisé les auteurs.
Ce qui est intéressant quand on change, c’est qu’on est confronté au monde et à la violence du monde
Le pavillon des Utopies à Hanovre, une aventure :
A Hanovre, il y a eu une pression insensée, des pots de vin, des dessous de tables, des sommes qui partaient dans tous les sens, une violence par rapport au pouvoir. Cela vous remue et vous oblige à vous positionner, vous relativisez alors beaucoup de choses par rapport à la BD : Ah quel monde de paix, dessiner des schtroumpfs et tout ça ! A côté c’est sauvage, c’est parfois intéressant d’être dans un monde sauvage, vous avez les mains dans l’eau  froide du réel.
C’était un projet incroyable, parler d’une utopie, un côté démesuré où on peut tout faire et en même temps ce qui est passionnant c’est d’être dans ce rêve, en tant qu’utopiste. D’un autre côté c’est complètement trivial ; il faut trouver le pognon, être derrière les gens, être derrière mes prestataires, avec les décorateurs venant d’Allemagne de l’Est qui travaillent comme avant la chute du mur alors que les artistes sont au quatrième millénaire : ils devaient construire un bâteau : le Gigantic, mais ils l’ont fait en dur alors qu’il fallait le soulever pour le transporter… La grue a cassé !
Il faut se réinventer pour aller jusqu’au bout. Quelques jours avant l’inauguration, nous nous demandions si tout le projet n’allait pas se casser la gueule, parce qu’aucun test n’avait été fait ! Il y avait 250 personnes qui travaillaient jour et nuit, je dormais à même le sol, je ne rentrais plus à l’hôtel ! On s’en est sorti mais c’était presque une question de vie ou de mort, il y avait tellement de pression, de violence, des enjeux colossaux mais c’était tonique de prendre conscience de ce système-là. J’ai travaillé pendant un an avec des scientifiques qui venaient de tous les pays, et les scénographes sont venus après, ils n’ont pas pu pétrir la thématique, le scenario ensemble, ils avaient en face d’eux des scientifiques qui avaient élaboré un pré-scénario, ils avaient perdu le lien intime qu’il y a entre une forme et du fond, quand on peut inventer ensemble et trouver ensemble. Les scientifiques ont tout de suite été intéressés par des propositions audacieuse. Ils acceptaient de communiquer avec 35.000 personnes par jour, le flux des visiteurs devaient être permanent. On a même fait plus d’entrée vers la fin, il y avait 5 heures de file et cela durait une partie de la nuit : 5 millions de visiteurs. Ce pavillon a été le plus visité de l’exposition universelle !
Après Hanovre j’étais complètement perdu parce que je trouvais que je n’avais pas réussi mon coup sur différents sujets… J’aurais voulu finir le projet, j’étais insatisfait parce que je n’avais pas pu aller plus loin dans les réglages. On aurait pu remonter le pavillon, mais il a flambé...
Cela a été une aventure passionnante, où on risque sa peau et c’est gai de pouvoir en ressaisir le sens, le mouvement, les enjeux d’un tel projet.
Trainworld va être dur à l’accouchement, cela fait sept ans que je travaille dessus, encore un an et demi. C’est mon bébé je ne vais pas le lâcher.
Si seulement il y avait des moyens financiers, j’ai d’autres projets concernant des musées mais la Belgique est un pays qui ne croit pas assez à l’attractivité culturelle, Anvers y croit mais Bruxelles ne se donne pas les moyens, le musée Magritte marche mais sur fonds privés…
Retour à l’Horloger du rêve :
Le livre est très riche, il y a 400 pages, il faut lui donner sa chance, il n’y aura pas d’évènement particulier qui y sera lié. L’alignement de la donation, de la vente, de la sortie du livre peut donner un côté particulier, mais non, cela ne correspond pas à une fin de carrière !
Ce livre arrive à l’heure, dixit Thierry Bellefroid :
Ce livre a été fait tant que nous avions encore tout le matériel sous la main. François est loin d’avoir tout dit ! Nous aurions attendu dix ans, il n’y aurait pas eu la moitié des documents ! C’est un moment charnière où François se sépare de tout ce qui tourne autour des cités obscures, de toutes les planches de BD, les ex libris, les couvertures. C’est énorme.
François Schuiten, en conclusion :
Si je regrette de m’être séparé de tout mon travail ? Non, c’est un soulagement, je ne ressens pas un manque…

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