"Le Cri du Moloch" est le 27ème album des aventures de Blake & Mortimer. Nous avons pu rencontrer les auteurs à l'occasion de cette sortie. Jean Dufaux et Etienne Schréder dans les locaux de Dargaud, et Christian Cailleaux en visioconférence.
Pourquoi 7 ans entre les deux albums ? Pourquoi plus Antoine Aubin au dessin ?
Jean Dufaux : 7 ans c’est trop long mais il y a eu des difficultés entre l’éditeur et le scénariste. L’histoire date d’il y a 10 ans déjà, et 40 % n’ont pas été acceptés par l’éditeur. Difficultés aussi avec Aubin mais heureusement il y avait Schréder, c’est donc un petit miracle que ce second album sorte. Il permet de conclure l’histoire, mais ce sera fini, donc deux albums et pas trois au final. Ce ne fût donc pas un long fleuve tranquille.
J’ai senti dans cet album, axé sur Olrik et empli de fantastique, moins de clins d’œil comme dans le premier tome : Magritte, Jacobs,…même si vous utilisez des références à l’œuvre de Jacobs bien entendu. Un choix ? Une contrainte ou une adaptation forcée, ou inutile ?
Jean Dufaux : Il a fallu réduire à 2 tomes. Cet album fait 56 pages et le premier en comptait 70. Beaucoup de choses sont passées à la trappe mais on est resté sur l’essentiel et on a pu voir suffisamment le travail sur le bien et le mal et les hésitations entre la lumière et l’ombre. Chaque être est constitué des deux et on peut facilement basculer de l’un à l’autre. Il faut aussi bouger par rapport à une dramaturge. Je voulais consacrer une grande partie au passé d’Olrik, c’était le projet initial, même si on a dû sacrifier une grosse partie. La couverture montre aussi le jeu d’ambivalence entre Orlik et Mortimer. Garder le respect par rapport à l’œuvre de Jacobs et pouvoir réaliser une œuvre personnelle.
Malgré les difficultés on a pu je pense tous les trois se retrouver sur des axes importants et sur l’énergie à consacrer à la création. Un travail personnel de la part de Christian Cailleaux et d’Etienne Schréder, mais qui s’inscrit dans un canevas Blake et Mortimer. Il y a un respect de l’opus jacobsien et en même temps trois auteurs qui ont pu s’exprimer comme auteurs et pas seulement comme des gens acceptant une commande pour un Blake & Mortimer qui doit sortir fin de l’année.
Comment s’est fait le choix de Christian Cailleaux ? Comment se déroule la collaboration entre les deux dessinateurs ?
Christian Cailleaux : lorsqu’on m’a fait la proposition de reprise, j’ai été le premier surpris car mes travaux précédents n’ont pas de rapport direct et sont très différents de prime abord (ndlr « Les Imposteurs » et plusieurs albums chez Aire Libre comme « Piscine Molitor », « Les longues traversées » avec Giraudeau,…).
Mais on m’a dit « Tu viens de la ligne claire, c’est ta culture ! ». Et je viens en effet de ce renouveau de la ligne claire des années 80 avec des auteurs comme Floch, Serge Clerc, Chaland, François Avril … Et ce sont eux qui m’ont donné envie de faire de la bande dessinée. Etant plus jeune que ces auteurs, j’ai voulu exploré d’autres voies mais je viens à la base de la ligne claire et les gens qui m’ont proposé la reprise me connaissent bien et savaient cela. Je peux donc restituer cette ligne claire tout en ayant mon identité et y amener quelque chose qui vient de moi. Le sujet de Blake & Mortimer est vaste et l’idée est venue d’Etienne Schréder et de l’éditeur que l’on puisse se partager le travail puisque Etienne a une culture de Jacobs et maîtrise la grammaire jacobsienne, pour aider à accepter cette mission.
La répartiti on du travail est assez simple. Etienne se charge du découpage du story-board sur base du scénario de Jean car il a plus de maîtrise de l’oeuvre et ils se connaissent bien et sont proches, et sur ce premier découpage j’ai pu ensuite poser les personnages puisqu’en gros je dessine ce qui est « mou » (personnages et tissus) et Etienne dessine tout ce qui est « dur » (rires).
Ce n’est donc pas une collaboration comme nos confrères hollandais (ndlr Peter van Dongen et Teun Berseurik) qui travaillent chacun leurs planches. Nous réalisons les planches à 4 mains, moi les personnages et Etienne plutôt les décors. Etienne réalise le découpage sur calque, il l’envoie chez moi et je crayonne dans ce découpage les premiers plans et les personnages, puis je scanne le tout et lui renvoie, il créée les décors, le tout est scanné et j’imprime chez moi en format planche originale un bleu sur lequel j’encre ma partie, puis retour chez Etienne qui encre ses décors. On se connaît depuis longtemps et bien entendu nous avons discuté de tout ceci en amont, avec Jean également, et cela s’est bien passé. Tout a dû se faire par envois car les rencontres initialement prévues ont dû être annulées en raison du Covid.
Etienne Schréder, vous êtes un collaborateur habituel depuis des années (Malédiction des trente deniers, L’Onde Septimus, Le Bâton de Plutarque), comment se passe la collaboration avec Christian Cailleaux et les autres dessinateurs ?
Etienne Schréder : En fait depuis 25 ans je collabore aux aventures, depuis Ted Benoît ! Et chaque collaboration fût différente. J’ai travaillé avec Ted Benoît, avec Chantal Despiegeleer, Antoine Aubin et à une seule reprise avec André Juillard. Pour ce dernier ce fût un simple apport technique. Pour le bâton de Plutarque, Juillard voulait mener deux projets de front et avait moins de temps, donc en encrant les décors qu’il avait lui-même dessiné je lui ai permis de gagner 3 à 4 mois.
Les collaborations antérieures sont très différentes l’une de l’autre, mais c’était chaque fois des collaborations forcées pour des albums qui ne parvenaient pas à sortir. Ted Benoît ne parvenait pas à terminer son deuxième volume et refusait toutes les offres de collaboration que l’éditeur lui faisait et bizarrement avec moi cela s’est bien passé. Mon rôle s’est limité à lui donner des idées de décors pour des séquences bien précises car lorsque j’ai travaillé au dessin et à l’encrage, il a refusé toute aide extérieure, bien que l’on se soit très bien entendu.
Pour Chantal Despiegeleer, par la force des choses (décès de son mari René Sterne), elle me connaissait et savait que je collaborais avec l’un et l’autre et elle m’a demandé un coup de main pour les décors que j’ai donc dessiné et encré.
Antoine Aubin ne parvenait pas à boucler le second volet des trente deniers en un an donc je lui ai donné un coup de main sur l’encrage mais c’est lui qui dessinait. Et pour l’Onde Septimus c’était encore différent. C’était difficile d’avancer (ndlr vu les tensions entre les auteurs) et la dernière solution trouvée par l‘éditeur a été de faire appel à moi. On dispose de tous les crayonnés, même non aboutis, et chez Aubin c’est poussé très loin. On a imprimé les bleus et j’ai encré dessus ; il y avait deux ou trois choses non dessinées mais c’était faible. Je n’ai donc pas participé à cet album seulement sur les trois ou quatre dernières planches comme a pu l’écrire, mais mon intervention commence déjà à la case 1 car Aubin réalise d’abord tous les crayonnés (préparatoires, puis plus poussés au net, puis encrage) tout comme Jacobs le faisait à l’époque.
SECONDE PARTIE
Etienne Schréder : Ici pour la première fois je suis considéré comme coauteur ce qui a déjà suscité une réflexion. Ni moi ni l’éditeur n’ont dit oui directement sur cette façon de travailler. J’ai un rôle de l’ombre, et ma force est que j’arrive à travailler avec des gens très différents. Mais devoir travailler à armes égales avec Christian Cailleaux, cela commençait à devenir plus compliqué et en plus l’éditeur perdait sa roue de secours. Cette grosse différence de statut sur cet album ne plaisait ni à l’éditeur ni à moi.
Et deuxième pari, technique, suis-je encore capable à mon âge de dessiner des trucs techniques avec des tas de fenêtres, … ? Dans « Amères saisons », j’avais balancé aux orties la ligne claire, et donc il m’a fallu y revenir.
Et à quelle vitesse suis-je capable de produire ?
Car l’éditeur souhaite que cela sorte, même avec plusieurs équipes sur le coup.
ES : Je ne le vois pas comme cela, l’éditeur a une programmation mais je suis assez radical sur ce point, si je m’engage à le faire, je sais estimer exactement le temps nécessaire. Je note même l’heure de finition de mes planches ! Tout était bien planifié, y compris les trajets des coursiers entre Bordeaux et Bruxelles et aussi pour la colorisation. Je ne me considère pas comme un artiste, tout ceci est de la logistique !
Donc ok je suis capable de le faire mais est-ce que cela va m’amuser ? Encrer les dessins des autres, c’est pas un problème pour moi, je ne dois pas réfléchir, et en définitive c’est la responsabilité des autres. Mais ici je m’expose à la critique et au reste.
Troisième inconnue, pour la première fois de ma carrière, je travaillais sur un scénario qui n’était pas le mien, puisque dans les autres cas j’intervenais toujours après coup quand les affaires tournaient mal, je ne lisais même pas le scénario. Sauf pour quelques questions d’interprétation ou évidemment pour l’Onde Septimus, mais travailler le découpage, la mise en scène et les décors, c’est la première fois que je le fais.
Jean Dufaux : l’Onde Septimus n’a pas été un marche-pied ou tu commençais à t’investir plus ?
ES : Non, pas vraiment. Pour l’Onde Septimus on était dans la survie et le sauvetage jusqu’à l’explosion finale où on s’est rendu compte que les 4 dernières planches manquaient!
JD : On a fait un miracle aussi car on l’a sorti en deux ans alors que celui-ci ce sera en 7 ans. Aubin est actuellement sur un autre album depuis 5 ans déjà (ndlr « Huit heures à Berlin ») et pas encore terminé !
ES : Avec Antoine Aubin, au début dans les Trente Deniers il n’avait pas le choix, c’est l’éditeur qui a fixé les choses et lui il débarquait et n’a rien dit. Tandis que l’Onde Septimus c’était clair qu’on le ferait ensemble, mais à un moment il m’a appelé et m’a dit que j’allais devoir faire beaucoup plus que prévu, donc il y a eu une forme de respect et de connivence, chacun ayant besoin de l’autre.
Pour moi, c’est d’ailleurs le meilleur repreneur de Blake & Mortimer !
La colorisation est réalisée par Laurence Croix, mais Christian Cailleaux vous êtes aussi coloriste, comment gérer ceci ? Qui a choisi et validé la couverture fort rouge?
Christian Cailleaux : Je fais mes couleurs depuis toujours, mais ici le calendrier ne le permettait de toute façon pas. Et le fait que Laurence Croix ait déjà travaillé sur Blake & Mortimer était un plus. Il a fallu intellectuellement que je lâche le bébé mais il y a eu beaucoup d’échanges avec Laurence, surtout au départ. Je lie beaucoup le dessin à la mise en couleurs et elle était ouverte à cette discussion, donc l’harmonie générale et les choix principaux ont été faits ensemble et ensuite on l’a laissé développer la suite de l’album en plus avec cette culture et ses références qu’elle avait déjà.
Quant à la couverture que vous avez moins appréciée, c’est plus ma part. il y a eu une dizaine de propositions de couverture faite et ensuite l’attribution est faite avec l’éditeur et le marketing (édition bibliophile avec hors texte et édition Cultura).
ES : Laurence Croix est une professionnelle qui a la capacité de savoir à quoi va ressembler la couleur imprimée par rapport à la couleur vue à l’ordinateur, car n’oublions pas que tout se termine avec de l’encre d’imprimerie qui réagit différemment selon les papiers utilisés.
Dernière question, avez-vous un autre projet dans les cartons, comme Van Hamme et Sente qui ont réalisé plusieurs épisodes ? D’autant plus que Dargaud travaille avec plusieurs équipes pour assurer un suivi de sorties rapides…
JD : l’équipe a très bien fonctionné, avec de l’énergie positive, donc pour moi pourquoi pas car j’ai même l’idée depuis 15 jours en écoutant les conversations autour de l’album qui sort maintenant où des gens m’ont même donné des pistes ! Ce serait à nouveau un défi car ce serait quelque chose qu’on n’attend pas dans Blake & Mortimer tout en respectant la philosophie.
CC : étant le petit nouveau, j’attends d’abord le retour de l’éditeur et des lecteurs, ce n’est pas à moi de décider, je ne pourrais pas dire.
ES : Et puis il y a un devoir de réserve 😊
Grand merci aux trois auteurs pour cette longue rencontre et à l’attachée de presse Coraline Walravens.
Et le lien vers notre chronique de l'album ici