El Comandante Yankee
Dessinateur : Gani Jakupi
Scénariste : Gani Jakupi
Coloriste : Gani Jakupi
Editeur: Dupuis
Aire Libre chez Dupuis est probablement l’une des collections que j’affectionne le plus tant j’apprécie la liberté accordée aux auteurs pour leur permettre de s’exprimer et quitter les chemins battus des séries prédéfinies. Chaque album mérite le détour pour son style, son approche particulière ou la créativité de son récit.
Une politique plus récente d’Aire Libre est d’imprimer des histoires complètes plutôt que de les diviser en plusieurs tomes (plusieurs albums parus initialement en plusieurs tomes ont par ailleurs été republiés en « intégrales »). Cela donne quelques « briques » qui dépassent souvent les 150 pages (et on ne parlera pas de Pedrosa où chaque tome devient également une brique !).
La brique de commandant Yankee est peut-être un peu plus lourde que les autres, non pas dans son nombre de pages (deux cents pages quand même), mais plutôt dans son contenu particulièrement dense. Le scénario de ce livre a été conçu par Gani Jakupi qui n’a pas ménagé ses efforts pour s’approprier la situation politique au Cuba de l’époque et cela se ressent dans la chronologie, mais surtout les détails de chaque péripétie qui sont repris avec beaucoup de rigueur. L’auteur dit avoir pris certaines libertés par rapport à l’histoire pour fluidifier le récit (pour lui, c’est davantage un roman qu’un récit historique), mais l’impression qui ressort de la lecture est celle d’une véritable rigueur d’historien.
Personnellement, un peu comme les personnages de ce récit, j’avoue parfois avoir un peu décroché dans cette brousse cubaine où je ne me retrouvais plus tôt, j’avais l’impression de perdre mes repères comme ce peuple qui ne savait plus très bien quel révolutionnaire suivre pour mener à bien une révolution politique et démocratique… Certes, le fait de centrer le récit sur le personnage du commandant Yankee permet de sortir la tête hors de l’eau, mais la multitude d’intervenants (surtout lorsqu’on dépasse les cents premières pages) fait que l’on se retrouve un peu enseveli dans le brouhaha d’une révolution en cours…
Cela a engendré en moi une certaine frustration de me trouver confronté à un épisode extrêmement important de l’histoire du Cuba, mais sans en entrevoir clairement les enjeux. Le fait que la réalité du terrain était elle-même très compliquée et que le scénariste n’a pas voulu occulter cette situation est en soi remarquable, mais elle ne facilite pas à mon sens une bonne compréhension globale de la situation.
Le mérite principal de ce livre est de donner une dimension humaine et concrète à cette révolution qui fit grand bruit et mit à mal les intérêts américains dans la région (les Américains pensaient un peu naïvement pouvoir se mettre Fidel Castro dans leur poche). Le personnage de Che Guevara que j’imaginais plutôt idéaliste va en prendre pour son grade, apparaissant davantage comme une tête brûlée… L’histoire permet également de différencier les deux factions résistantes, le Segundo Frente étant davantage animé par un objectif idéologique (rétablir une démocratie) et des principes qu’on pourrait qualifier d’ »humanitaires » (ne pas spolier les paysans, éviter des vengeances arbitraires sur les anciens du régime,… ).
Le travail approfondi de Jakupi lui a permis de proposer une vision tout en nuances de cette période particulièrement trouble du Cuba et la qualité de cette démarche mérite à elle seule un grand coup de chapeau. L’idéal serait probablement de visionner un documentaire sur le Cuba juste avant la lecture de cette bande dessinée. Cela tombe bien car en fin d’album, on trouve une bibliographie particulièrement complète sur le sujet, sans compter le livre « L’enquête sur el Comandante Yankee » paru aux éditions de La Table Ronde qui reprend tous les éléments que Jakupi a rassemblés lors de la préparation de son récit (dont des anciens membres de la faction armée qui étaient encore en vie), un véritable travail d’orfèvre !