S’attaquer à un grand classique de la littérature n’a jamais été chose facile. Mais Bernard Capo est « habité » par le Grand Maulnes depuis toujours. Lui et l’auteur du classique Alain Fournier sont de la même région et y sont très attachés. Alors, tandis que notre petit reporter national (re)part à la conquète du monde, le Grand Maulnes sent bon le produit du terroir.
Shesivan : Quelle est la genèse de votre BD Le Grand Maulnes ?
B.Capo : La genèse de cet album est très ancienne, c’est un roman qui a bercé toute ma jeunesse comme la jeunesse d’une multitude de lecteurs, surtout d’adolescents puisque c’est un roman qui parle du passage de l’adolescence à l’âge adulte. Il m’a d’autant plus marqué qu’il se passe près de chez moi, du côté de Bourges. L’auteur Alain Fournier est né dans un village à 10 km de chez moi. C’est mon patrimoine. Le Grand Maulnes se passe dans le département du Cher, mon département. C’est au sud de la Loire, le Berry profond.
Shesivan : Vous êtes un auteur très attaché à votre terre ?
B.Capo : Complètement ! Je suis berrichon d’origine, amoureux de mon terroir. J’aime le faire connaître, le dessiner.
Shesivan : Comment s’attaque t-on à un grand classique tel que celui-ci ?
B.Capo : Avec angoisse… C’est un roman un peu particulier, qui a une trame romanesque, romantique mais c’est surtout un roman onirique, d’atmosphère, introspectif, les grands sentiments bouleversés et bouleversants de l’adolescence… C’est vrai que ce n’est pas évident à rendre en dessin. Moi je me suis échappé de cela en donnant de la place aux paysages du roman car c’est aussi un roman de terroir. Je savais dés lors très bien ce que pouvait ressentir Alain Fournier puisque je ressens la même chose en redécouvrant la nature de chez moi de mon pays. Ce sont tous des lieux existants, que je connais par cœur. Fournier n’a rien inventé…
Comme quand on travaille sur n’importe quelle BD, on fait des repérages, on s’imprègne, on prend des photos, on discuter avec les gens, on fouille les chemins de terre…
Shesivan : C’est un One shot ?
B.Capo : Oui, le roman n’est pas très épais, il fait 250 pages. Il ne prêtait pas à faire une série. Le Grand Maulnes, c’est une entité, une histoire unique, un auteur unique puisqu’il n’a écrit qu’un seul roman, il est mort tout de suite après. Alain Fournier est mort dans le 2 ème mois de la guerre 14-18, un an après la parution de son album. Il a acquis tout de suite gloire et notoriété, non pas du fait qu’il soit disparu - bien que considéré comme un héros de guerre - mais son roman a tout de suite emballé toutes les générations parce que c’est un roman en transition entre la littérature du 19 ème siècle, c’est-à-dire une littérature romantique, pompeuse et l’écriture moderne du 20 ème, une écriture plus subtile…
Shesivan : Le thème, le passage à l’age adulte touche une grande partie du lectorat BD ?
B.Capo : Oui, tout le monde s’y retrouve, le narrateur qui s’appelle François Sorel a les mêmes émois que n’importe quel ado de son âge - de 15 ans - qui découvre l’amitié, l’amour, la mort… C’est un parcours initiatique qu’on franchi tous.
Shesivan : Vous êtes un auteur traditionel : crayon/papier ?
B.Capo : Oui ! On peut faire autrement ? J’ai appris – difficilement - à dessiner avec un crayon, donc je ne le lâche pas !
Shesivan : Quelle a été la réaction de Casterman lorsque vous avez proposé cet album ?
B.Capo: D’amblée j’ai été très très surpris par l’acceuil enthousiaste ! J’ai rarement eu un tel acceuil de la part d’un éditeur alors que je pensais que cela intéresserait plus une maison d’édition française. Je ne pensais pas que le Grand maulnes était aussi connu en Belgique mais je pensais que c’était plutôt berrichon/français.
Shesivan : Vous avez aussi adapté un autre classique : Les Misérables ?
B.Capo : Oui, c’était beaucoup plus simple à traiter car une trame romanesque, un feuilleton du 19 ème avec pleins d’ingrédients qui sont linéaires, le Grand Maulnes était plus compliqué car onirique, introspectif, dessiner cela n’est pas simple. Au début je me suis tâté, je me suis demandé comment réussir cela. C’est pour cela que j’ai fait appel à quelqu’un de très important dans l’album Marie-Paul Aluard qui est considérée comme la plus grande coloriste du milieu de la BD : Névé, les Maîtres de l’orge, Largo Winch… Je savais qu’elle travaillait à l’ancienne, à l’aquarelle, je ne voyais pas cet album fait autrement qu’à l’aquarelle.
Shesivan : Un album tout en teintes automnale ?
B.Capo : C’est l’ambiance du Grand Maulnes, tout se passe dans des atmosphères nocturnes, automnales, hivernales. C’est la région qui veut cela, une région pluvieuse, mélancolique… cela définit bien l’esprit berrichon. Quand j’ai vu ce qu’elle avait fait, je me suis dis : pourquoi j’ai dessiné dessus ! Ces peintures sont magnifiques, ces bleus sont d’une telle beauté, quand j’ai découvert l’album avec sa couleur, car je ne voulais pas le voir avant qu’il ne soit terminé, j’ai reconnu tout son talent, c’est une artiste totale. C’est son travail d’artiste qu’elle a mis dans ce livre qu’elle a eu envie de faire avec moi, je ne pouvais quand même pas intervenir !
Shesivan : Quels sont vos projets ?
B.Capo : Pleins ! Pas forcément des classiques. Ca, c’était un projet que j’avais depuis ma jeunesse, un projet personnel. J’ai toujours rêvé de l’adapter.
Shesivan : Vous n’avez pas eu de problême pour le découpage de l’album?
B.Capo: Non, je l’avais travaillé depuis des années. Par contre, ce qui a été plus compliqué a été d’avoir toutes les autorisations, qui étaient bloquées. Ca faisait 25 ans que j’étais en contact avec les ayant-droits qui considéraient la BD de très très loin. Puis finalement j’ai eu la chance de rencontrer la petite-nièce d’Alain Fournier, qui était complètement bédéophile et qui connaissait mon travail. Elle a accepté tout de suite. Deuxième coup de chance : le copyright de Fayard depuis un siècle. Je n’ai jamais eu de réponse de leur part jusqu’au jour où on m’a contacté en me disant que le Grand Maulnes venait de rentrer dans le domaine public.
L’héritière est enchantée, elle a tenu à participer en faisant la préface puis le dossier, j’ai voulu l’associer au projet. Elle savait que je serais très fidèle à l’œuvre, à l’écriture d’Alain Fournier, étant berrichon je ne pouvais être que fidèle.
Tintin est mon seul concurrent !
La vente va certainement beaucoup jouer dans ma région mais j’espère qu’elle va s’étendre ailleurs. Je n’en ai pas conscience, cette oeuvre m’appartient en tant qu’auteur local, je ne l’aurais pas vu dessinée par un belge.
Shesivan : C’est pourtant un thème international ?
B.Capo : Dans notre région on vit avec Alain Fournier tous les jours. Les lycées, les rues, des statues, musées… c’est le Jacques Brel de mon coin.
Shesivan : Vous étiez chansonnier ?
B.Capo : Oui, chanteur à texte, de gauche dans le style « brelien »… des chansons avec une histoire, des personnages, des coups de gueule… C’est un grand hasard si je me suis mis à la BD. C’est une chance autant qu’une malchance puisque mon vrai métier c’est la chanson, mais je fais cela maintenant puisque j’y suis habitué !
(Propos receuillis aux éditions Casterman le vendredi 14 octobre 2011 - Mille mercis à Valerie Constant)